samedi 9 février 2013

"Tout homme cherche le salut comme une braise retirée du feu"




Départ en bétaillère comme tous les matins : bébé Gabrielle a revêtu sa combinaison Décathlon de ski et son anorak rose : tout est trop grand pour elle, aussi sort-elle de son lit pour se retrouver comme dans un nouveau couffin. Avec un biberon de lait chaud, elle est parée pour la route. J'ai décidé de ne la réveiller qu'à la dernière minute, de la laisser prendre son lait dans la voiture, cela me permet moi-même de petit déjeuner dans une relative tranquillité (les jumeaux et Rémi sont passés avant dans la cuisine qui ressemble à un champ de bataille); je me rends compte avec inquiétude ce matin que j'ai dû mal à me lever : non pas seulement à cause de la fatigue hivernale mais j'éprouve une véritable angoisse à me sortir du lit, à me décider à assumer une nouvelle journée qui commence; ce premier geste me coûte horriblement, je suis à la limite de la panique ce qui est irrationnel. Je suis comme un soldat qui hésiterait avant d'aller au feu. Sauf que je ne risque pas de mourir a priori. Les nouvelles sont pourtant bonnes sur le front du quotidien : les enfants vont bien, les grippes s'éloignent, les jumeaux progressent lentement mais sûrement à l'école, les orientations des uns et des autres prennent corps, les amitiés s'épurent, la famille est toujours là... Il est vrai que nous manquons un peu de temps pour nous, mon mari et moi, mais il est là, toujours présent et attentif malgré des charges de travail écrasantes. Alors quid de cet état mental qui me freine?

Je me rends alors compte que cela faisait un moment que je ne m'étais pas confessée et je n'ai pas cherché plus loin la cause de mon malaise. j'y suis donc retournée profitant de l'heure d'adoration pour aller voir mon bon prêtre local.

Je demeure persuadée de l'importance, de l'efficacité concrète de ce sacrement. Et pourtant j'ai posé une question à mon curé, je lui ai posé la question la gorge tellement serrée que j'avais bien du mal à m'exprimer mais j'ai réussi à aller jusqu'au bout, c'était quasi d'un enjeu vital; je lui ai dit, prenant une image dont j'avais les termes devant les yeux à l'instant où je lui parlais : "Mon père, j'éprouve le besoin de me confesser parce que j'éprouve le besoin, la nécessité d'être sauvée. Comme quelqu'un qui se noie, ai-je poursuivi, il coule, sa respiration lui manque, il est sur le point de se laisser aller (et pourtant la rive est toute proche, je la vois!) et à ce moment là une main (ici la main divine) le tire hors de l'eau in extremis."
J'évoque cette image de la noyade sans trop de difficultés ayant pour ma part failli me noyer, toute petite, en mer Méditerranée alors que ma mère lisait sur la plage. Je me souviens parfaitement de cette horrible sensation d'avoir la respiration coupée, un long moment, trop longtemps. Et ce qui était curieux, c'est qu'au fur et à mesure que je développais mon image au prêtre, j'avais la gorge de plus en plus serrée et j'ai eu de la peine à aller au bout de ma question comme si justement je revivais cet incident de mon enfance.
Quoiqu'il en soit, j'ai poursuivi : "j'ai le sentiment, mon Père, que bien sûr, par la confession en particulier, la rédemption, le salut se font sentir concrètement mais ensuite, notre nature imparfaite aidant, nous replongeons lentement, laissant glisser notre main de celle de Dieu, et le cycle infernal reprend, le corps puis la tête coulent à nouveau et ceci pour tout le temps de notre vie terrestre. Est-cela la bonne nouvelle? Le salut promis par Dieu, en forme de noyade répétée, ça n'est pas une vie, mon père... Cela me fait penser à cette phrase prononcée par un soldat dans "La ligne rouge": "Tout homme cherche le salut comme une braise retirée du feu". Cette braise rougeoyante noyée à chaque instant et qui menace devenir un charbon noir et mort, de la cendre... Où est le Salut, où est la lumière?"
Là mon prêtre m'a interrompue et m'a dit que certes, dans la confession il y avait bien un aspect  qui comprenait que l'on se déchargeait de notre fardeau (de plus en plus lourd au fur et à mesure de notre péché) mais qu'il ne fallait en aucun cas négliger l'action de la grâce divine qui restaurait notre pauvre être à moitié détruit par la faute originelle de nos pères. Cette action ne se voit pas forcément à l'oeil nu, a t-il poursuivi mais elle est réelle, elle existe et il s'agit de poser un acte de foi et d'y croire : nous ne sommes plus les mêmes avant et après une confession, il y a un soin répété de la main divine qui non seulement purifie mais soigne, cautérise ce qui a été blessé. Comme un goutte à goutte que le Bon Dieu installe à notre chevet car tous les hommes  ne sont pas faits pour être guéris d'un coup comme cela a pu être le cas d'un saint Paul, par exemple. Recevoir une trop grande quantité de grâce divine d'un coup ne serait pas souhaitable, il faut que notre nature humaine corresponde à la quantité reçue, si l'on peut dire. Si nous recevions tout d'un coup, nous serions morts en fait! Croire en l'action divine, c'est croire au Salut, ne plus y croire, c'est ne plus exercer notre foi et faire obstacle directement à l'action de la Grâce.

 Ce monde d'incertitudes dans lequel nous vivons, nous chutons et nous nous relevons, c'est notre monde. Un mouvement qui nous fait avancer malgré tout et qui je l'espère me permettra un jour de dire comme le vieillard Syméon ces paroles qui sont les plus belles et les plus douces prononcées dans la Bible : "Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s'en aller, en paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la face des peuples : lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël". Dans "La ligne rouge", il est dit à un moment donné : "Un homme voit dans un oiseau qui meurt une douleur sans réponse : c'est la mort qui a le dernier mot. Un autre homme voit le même oiseau et il est touché par la grâce : quelque chose sourit à travers lui."

Je lis très peu en ce moment, j'ai repris tout de même quelques nouvelles de Raymond Carver, nouvelles qui font mon bonheur malgré la tristesse de certains sujets. Il y a une nouvelle, magnifique, intitulée "Une petite douceur" qui raconte le décès d'un petit garçon renversé par une voiture. Les parents se relaient à l'hôpital auprès de leur enfant dont les médecins assurent qu'il va se réveiller et se remettre. Mais l'enfant meurt. Les parents assommés de douleur se retrouvent chez leur boulanger qui les harcelait au téléphone pour la commande d'un gâteau d'anniversaire dont ils avaient oublié l’existence. Le boulanger, qui apprend la nouvelle de la mort du petit garçon s'excuse de ses coups de fil intempestifs et garde pour un moment dans sa boulangerie le couple anesthésié."Ils l'écoutaient attentivement. Alors qu'ils étaient fatigués et misérables, ils écoutaient ce que le boulanger avait à dire. Ils l'écoutaient en acquiesçant quand il évoqua la solitude, le doute et le sentiment de ses limites qui lui était venu avec l'âge mûr. Il leur dit ce que cela lui avait fait d'être sans enfants au long des années. De recommencer les journées au fournil interminablement pleines et interminablement vides. Les buffets pour les réceptions et les fêtes auxquels il avait travaillé. Les mains plongées dans le glaçage. Les petits mariés bras dessus bras dessous, par centaines, non, par milliers à présent. Les anniversaires. Rien que les bougies de tous ces gâteaux, si on pensait pouvoir les voir brûler toutes ensembles."
Le thème de la solitude est très bien rendu chez Carver, la solitude, la vraie, celle qui est existe au milieu des gens comme le signifie Sean Penn dans "La ligne rouge" encore et toujours: "-Vous sentez-vous seul parfois ? et le soldat de répondre avec une implacable lucidité : "Seulement avec des gens"
La solitude qui fait partie de notre essence d'homme, d'individu et qui nous permet d'aspirer à l'autre, à l'Autre, à Celui qui comble toutes nos failles, nos défaillances, nos fêlures et nos manques. Cette foutue solitude qui se révèle être notre moteur principal et magnifique pour aller au devant de ce qui doit nous combler le plus parfaitement possible. La solitude qui nous fait désirer comme une braise le feu de la Grâce.
Pendant que j'écris ces mots, Gabrielle, petit poupon, se colle près de moi pour jouer comme elle le fait tout le temps... Elle va souvent jusqu'à s'installer sous ma chaise de bureau, et là, bien à l'abri, elle s'amuse à des petits riens qui font tout son bonheur et le mien. Cette nuit, Gabrielle a souffert d'une otite et s'est donc retrouvée à nouveau entre mon mari et moi, dans le lit conjugal. A la lueur de la petit lampe de chevet, j'observe allongée le visage poupon de ma fille assise, la paupière aux longs cils qui chapeaute comme un toit japonais sa petite joue aux courbes rondes et parfaites... Quelle beauté dans ce profil! Et tout ça pour moi, pour nous, au coeur de la nuit... que de beauté dans le monde à notre portée, à nos regards éblouis, à chaque instant, à chaque seconde...

Dans une autre nouvelle, intitulée "Si tu veux bien", un couple va à une soirée de Bingo, ils ne gagnent rien alors qu'un couple de hippies, beaux et jeunes et amoureux gagnent le gros lot. Le vieux mari rentre chez lui avec sa femme qui lui dit qu'elle pense que son cancer reprend. Le vieux mari est assommé par cette nouvelle, il en veut à ce jeune couple rayonnant entre-aperçu au cours de la soirée, il en veut à tout le monde, il en veut à Dieu lui-même. Cet homme a eu plus que son compte d'épreuves dans la vie, il a été alcoolique mais a réussi à se sortir de l'alcool; il craint de perdre sa femme et il se met à prier. Auparavant il a déjà prié de nombreuses fois dans sa vie, pour son fils parti au Vietnam, pour son père accidenté mais là, à cet instant il va se mettre à prier pour sa femme et il va surtout trouver la bonne façon de prier.
"Il eut soudain l'impression d'avoir vécu la presque totalité de sa vie sans prendre une seule fois le temps de s'arrêter pour réfléchir à quoi que ce soit, et cela lui causa un choc terrible et accrut encore le sentiment qu'il avait de son indignité".

Il se met à prier donc, avec des mots silencieux, puis il repense au couple de hippies d'abord avec rancoeur puis il essaie d'épurer ses sentiments dans sa prière et termine cette dernière plein de mansuétude et répétant : "Si tu veux bien", façon de reprendre le "Que ta volonté soit faite" de la prière du Notre Père, celle-là même que nous a enseignée le Seigneur à la demande des Apôtres : "Apprends-nous à prier". La grâce, à un moment donné, le touche, il fait l'expérience de quelque chose qui le dépasse, il est là, dans son lit, assis et il réussit l'expérience la plus folle et la plus incongrue que puisse éprouver un homme, celle de la rencontre avec son Créateur, son Dieu. Je vous livre la fin de cette nouvelle si belle dans sa simplicité que l'on pourrait ne pas prendre garde à ce qui se passe réellement à cet instant dans ce petit paragraphe. Au début je l'avais lu vite, sans faire attention; puis je l'ai relu ces jours-ci plus attentivement et c'est là que j'ai trouvé ce trésor, en lisant plus lentement, vous savez, comme un détective qui se brûle les yeux sur le détail manquant qui va lui faire découvrir la faille de l'assassin, qui va le dévoiler : "bingo!" pourrait-il s'écrier!

"Il resta sans bouger encore un moment. Comme s'il attendait. Puis quelque chose le quitta et fut remplacé en lui par quelque chose d'autre. Il se découvrit des larmes dans les yeux. Il se remit à prier, des mots et des bribes de discours déferlant dans son esprit comme un torrent. Il ralentit. Il assembla les mots, l'un après l'autre, et pria. Cette fois, il fut capable d'inclure la fille et le hippie dans ses prières. Que ça leur soit accordé, oui, qu'ils roulent en minibus et soient arrogant et rient et portent des bagues et qu'ils trichent même, si ça leur chantaient. Pendant ce temps-là, des prières étaient nécessaires. Ils en avaient besoin eux aussi, même des siennes, surtout des siennes, à vrai dire. "Si tu veux bien", disait-il dans ses nouvelles prières pour  eux tous, les vivants et les morts."



J’ai soif 
L’enfant est né, après bien des alarmes.
Il est beau et repose sur le sein de sa mère.
L’enfant est né, après des cris et des larmes.
Il est maintenant une créature de la terre.

Mais son regard se porte déjà vers le ciel,
Ses bras se tendent vers l’immatériel,
Se referment dans le vide et le néant.
Il est une créature des cieux, pourtant.

Baptisé selon la coutume, avec de l’eau
Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit,
Dieu se love dans son cœur aussitôt
Feu ardent et rouge-sang dans le joyau.

Feu ardent et brûlant attiré par l’eau,
Il murmure maintenant et pour l’éternité,
Dans le cœur de cette âme embrasée
« J’ai soif , Moi le Seigneur, le Très-Haut » .

Descendu aux enfers, volontaire prisonnier
Au cœur de l’homme, un brûlant et divin secret.
Le Seigneur-Dieu, le Créateur, le Crucifié
« J’ai soif » murmure t-Il à l’enfant nouveau-né.

« J’ai soif ! » la Voix enfle et se perd
Dans une vie d’épreuves et de misère.
« J’ai soif ! » crient l’enfant et son Dieu-Trinitaire,
Ils sont à la fois, tous deux, l’eau et le désert.
« J’ai soif ! » parfois la Voix se tait, tout s’endort.

Le bruit du monde, la mollesse de nos corps
Assourdissent le doux murmure, le cri délirant
La voix du Père, et celle de l’enfant.
Occultée, la Voix du Tout-Puissant
Moquée, piétinée, écrasée, cette voix d’enfant

Et dans un silence d’outre-tombe
Quand tout est fini, mort, nuit sombre
Les martyrs, les saints, les pauvres, les malheureux !
De leur bouche pleine de cendre et qui ne s’ouvre plus
Naît un merveilleux sourire. Ils ne crient plus
Puisqu’ils ont appelé, et le Verbe est venu .
Le Calice suprême, La Coupe du salut,
S’est versée sur leurs lèvres, jusqu’à la lie
Ils ont bu.






















2 commentaires:

  1. Comme tu es une bonne lectrice et une bonne passeuse, ma chère!

    J'ai une petite pensée pour mon ami Arnaault qui m'a fait découvrir Carver, et qui qui donc par la bande te l'a fait découvrir aussi. Il ne savait pas si bien faire!

    Petit détail:tu pourrais nous indiquer dans quels recueils se trouvent ces deux nouvelles?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui remercie Arnault de ma part, c'est vraiment une excellente découverte, Carver.
      Les deux nouvelles sont tirées du recueil intitulé "Débutants", aux éditions de l'Olivier mais je me demande si on ne les retrouve pas dans d'autres recueils, je vais regarder...

      Supprimer